Collection d'objets. Exposition de clinquant. Le meuble en bois est un signe supplémentaire de richesse, la belle ébénisterie est particulièrement valorisée. D'abord, acquisition d'objets d'ornementation assez menus, télévision, étagères de métal et puis de contre-plaqué, enfin, le salon en bois. Ces espaces intérieurs, cossus, sont peu fréquentés par les membres de la maison, seuls les visiteurs peu familiers s'y asseyent, les endroits sont propres,minutieusement rangés. Mais cette débauche particulière d'objets d'ornementation produits en masse autre part qu'au Cap-Vert, ne m'était pas étrangère, je l'avais trouvée dans les maisons des mieux nantis dans les années 80, je les jugeais déjà aussi kitsch.

Incursion dans une maison de vieille famille

Praia. 30° à l'ombre. Incursion dans une maison de vieille famille.

Monsieur Costa vit dans une maison de la ville qui est son sobrado, c'est à lui, il est chez lui. Il l'a divisée pour en faire des appartements familiaux. Chez lui, tout le monde s'appelle Costa. Même son fils de l'autre, c'est son fils. Pourquoi devrait-il faire une différence? Il sait qu'il est différent. En fin de compte, celui-là est le fruit d'une odeur de femme trop forte; ou alors, pour voir les choses différemment, d'un désir trop prompt, électrifié par il ne sait plus quel poids, quelle dispute, quel orgueil blessé, quelle rencontre alcoolisée.

Il vit dans la maison familiale au Plateau, il est comme le propriétaire de l'intérieur dans sa maison ample de civilisé parmi les autres, il y a des étages, des cuisines, des pièces, c'est à la ville, Praia, sur le Plateau. Il est bien là, il vit confortablement et s'accommode du pouvoir, des pouvoirs, et se débrouille, il conserve son rang même s'il a du abandonner des places.

Nha Tia travaille avec nous depuis tant d'années, elle connaît mes petits-enfants comme elle a connu mes fils, ou peut- être moins, elle n'a pas vu naître les premiers, sans parler de moi. A douze ans, elle me passait de l'huile sur les fesses. Elle a pris de l'âge. Elle garde les clefs des pièces dans la poche de sa jupe recouverte d'un tablier qui fait penser aux pagnes des Africaines de Dakar et s'assied près de la porte quand il faut que je sache quelque chose dès que je rentre. Et puis maintenant, elle s'y assied de plus en plus sur son tabouret, les mains sur les genoux, le dos appuyé au mur. Elle reste là quand quelqu'un arrive, elle ouvre la porte. Elle met de l'ordre dans cette maison, elle m'épargne de faire la police, entre les servantes et les enfants. Elle simplifie. Elle organise la ménagerie. Quand ça ne va plus ou quand il s'agit d'une histoire d'argent ou de graves manquements, elle m'en touche un mot ou pas beaucoup plus; c'est stupide d'employer cette image, mais entre le vieux chien et son propriétaire, ébaucher un mot suffit, on a des codes, on sait vivre sans grande confusion; j'ai assez de choses à faire en-dehors de la maison pour m'embarrasser des peccadilles, tranquille, pas de vent inutile, c'est fatigant avec les années. J'aime bien avoir une maison bien tenue; il faut de l'autorité et des gens sur lesquels on peut compter. Pas de jeunes écervelées qui ne veulent pas travailler, qui s'en vont après quatre mois, arrivées sans rien savoir faire, elles repartent engrossées en essayant de vous convaincre qu'elles n'ont rien à faire de vous! En fait, ce sont elles qui vous mettent à la porte de leurs services, elles qui ne peuvent plus vous encaisser. Que des emmerdes! Pas chez moi. D'autant qu'il n'y a pas beaucoup de place dans ces appartements, le mien se trouve au premier en plus, il n'y a que le balcon pour courir à l'air libre quand le feu vous prend au cul.

J'aime bien cette maison, elle est confortable. J'ai du papier peint que nous avions choisi au Portugal. Dans la salle, où on reçoit les gens et où je travaille le soir, on a placé de la moquette, rouge pourpre, c'est très agréable. Je garde cette pièce fermée, quand je ne travaille pas ou quand il n'y a pas de visite, comme ma chambre d'ailleurs, c'est une chose que Nha Tia fait encore, mon lit, elle garde les clefs au fond de sa poche, personne ne va se promener ou chipoter là-bas. C'est pareil pour le téléphone, elle ne s'en est jamais servie, mais en cas d'urgence, elle a la clef pour l'ouvrir et je pense que malgré le peu de lumière et ses mauvais yeux, elle a le numéro de mon bureau gravé dans sa tête, elle pourrait me téléphoner pour me prévenir si mes fils ne sont pas là.


Quand ils sont entrés dans la sala de monsieur Costa, le plus jeune a pensé: "Putain, quand il se pointe chez Georges (l'homologue de Costa) et son palais d'ascète, le mec doit avoir une attaque" et l'autre: "C'est comme chez Tante Alberte (qui, à 75 ans, est encore vierge, vole de foyers de vieux en clubs des trois fois vingt et n'a pas des goûts d'aristocrate mais plutôt de petite-bourgeoise, boit du café Rombouts avec des gaufres, à l'heure du goûter, avec des amies qu'elle dira païennes ou bien prodigues comme il n'est pas permis, aux amies d'un autre jour, après la messe du soir)".

On les regarde de tous côtés. On ne peut pas se reposer dans ces fauteuils confortables quoique un peu chauds, ce velours ras a la fabuleuse propriété d'avaler le maximum de poussières, de sable, et divers souvenirs des crasses qui s'y sont faites. Il y a une vieille assise là contre le mur entre la porte d'entrée et la porte de la sala qu'elle leur a ouverte, elle s'efforce de barrer le passage à cette gamine, qui n'est presque plus noire, qui brûle manifestement de l'envie d'aller inspecter de plus près les Blancs qui sont là. Quelqu'un entre par la porte d'entrée sur la gauche de la vieille. Ils entendent, du fauteuil où ils sont cantonnés, un pâle murmure ou un froissement de la vieille, alors, jaillit comme une injure des plus grossières, crié du haut fond de la gorge ou presque des fosses nasales, et en même temps étouffé entre les dents, comme un dégoût qu'on ne peut vraiment pas réprimer: un laid "Qui?!".

Alors passe et s'en va devant la seconde porte, à la droite de la vieille, cette sale face avec des mâchoires serrées, contractées, comme une tête de portugaise après un premier bain et quelques séances au soleil dans un village Jivaro. Des cheveux trop fins, trop fades qui pendent des deux côtés de la face. Un Jivaro penserait qu'elle a pris un coup de machette juste sur le culminant du crâne, cette gueule comme on en montre dans les saloperies de feuilletons américains qui lavent le cerveau plus vide que vide, le corps plus flasque que flasque, pour figurer la méchante, mais en fin d'épisode victime de son vice, femme alcoolique qui pleure, ne dort plus, envoie des héros à l'abattoir, elle se convertit sous l'action salvatrice du super héros.

Elle passe, elle regarde, scrute de ses yeux de laide curieuse, elle vous fout dehors avec un regard: propriétaire peut-être des lieux, mais surtout de quelque chose de bien plus important, comme d'un territoire menacé; cette gueule de malade, de frustrée, de raciste. Elle ne doit pouvoir déserrer la mâchoire que pour se charger et haleter comme un chien à la mauvaise haleine. Elle s'en va sans un mot.

Le chinois de plâtre sur son pied de marbre contemple les fruits qui dégringolent plastiquement - ciel une nature morte - de la coupe de cristal qui repose sur la grande nappe brodée terminée par de grandes floches qui couvre la table ronde. Dieu merci, il reste aux visiteurs la légère consolation de pouvoir s'occulter derrière les rideaux densément brodés qui divisent la pièce en salon et salle à manger. Dans le salon, le scarabée en faux bronze assis sur la tablette, scrute, imbécile, jusqu'à ce qu'on veuille bien modifier sa position, les deux coussins multicolores même pas franchement arabes qui attendent les coudes couverts de sueur, pailletés des saloperies pêchées dans le velours des fauteuils; ils attendent les reins couverts de lard des bons monsieurs qui boiront lors de la visite de Noël un gin dans ce confortable souk particulier.

L'énorme cafetière italienne à expresso, jamais utilisée qui trône aux côtés de ce poison de genévrier sur la desserte roulante qui sert de bar, rivalise en taille avec le pauvre caniche de faïence assis sur son cul défait par la mutilation imposée à sa race, pas loin du chinois de plâtre, tous baignés dans cette semi-obscurité rougeâtre de la Rue de la Poule de l'Ardente Cité. Le pauvre ami de l'homme, figé dans sa position la plus dégradante d'animal soumis, est agacé par des rameaux plastiques de ce qui semble être une décoration végétale, et éternelle. À la droite du sofa, une vitrine de faïences, collection frénétique d'objets les plus inutiles, les plus réduits, les plus divers, les plus étrangers au Cap Vert, de l'oiseau à la reine de jeu de carte en passant par le paysan charriant sa brouette, quatre tablettes pleines, ordonnées (autant que faire se peut), trônant fières de l'insulte que font aux yeux leur laideur, leur petitesse, leur inutilité figurative, leurs dorés, leurs rondeurs, leur pâleur.

Le portrait de la femme qui est entrée, avec son visage et toute elle qui donnent envie de la gifler, trône en hauteur sur sa partie de mur. Autres rideaux, ses fameux cheveux dissimulent le profil dont ne pointe qu'un nez commun. Elle devait avoir vingt-cinq ans dans les années septante cinq et déjà dans ce portrait, dans cette pièce tout est posé: elle montre un bout de joue à l'homme barbu trônant dans son propre cadre, en vis-à-vis, c'est comme si ne pouvant vous scruter de derrière l'objectif, pour mieux vous dédaigner de profil, elle n'a rien trouvé de mieux que d'incliner sa teigne barrée par ce plat rideau de crin malsain.

Soudain, un vieux monsieur entre comme un prince arabe dans son chatoyant intérieur, il se glisse sur la moquette dans ses chaudes étoffes qui transpirent de la poussière sèche, tout semble arrêté, trop cossu, trop nul, étranger et insultant dans ce décor malheureux qui donne envie de crier: Je veux rentrer chez moi, dans ma campagne pluvieuse boire des bières trop froides. Ça vous donne envie les jours de semaine, de pouvoir être là, rester calé dans le sofa, un bol de cacao dans la main, les joues brûlantes des excès de zèle de la grosse cuisinière gavée du poirier que l'on a coupé cet automne, avec les gros bas en laine qui brûlent la corne du pied par leurs mailles trop espacées et durcies de la transpiration des bottes en caoutchouc, remontant sur un pantalon de toile bleue qui suinte et baigne une chaude odeur de bêtes mâchant du sain foin encore verdâtre dans l'étable. La mer et le grogue, les guitares et les chaudes couleurs n'y peuvent rien, on veut toucher la vieille brique de la ferme entourée de son vert tendre qui ne roussit pas, crever de froid piqué par les aubépines des haies, regarder comme par une meurtrière à la fenêtre battue par la pluie dont l'humidité crue vous transpire au visage à travers le fin verre.

Le maître de maison entre et s'assied en face de nous, quelques mots et il nous conduit chez son fils du même nom, Costa, à l'appartement du rez-de-chaussée.

Cap-Vert

Sal. 2002. Sala.

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