Cap-Vert

Cidade Velha. 1988. Elégance

Hommes âgés
Alter-égaux
Monsieur Nene da Silva. Entretien A propos de son expérience de contratadu
Mr. Da Silva: Je suis né en 1936. En 36, mon père était paysan et éleveur de bétail, c'est la vie que je mène moi aussi. A cette époque, de 47 à 48, il y eut une grande crise: pas de nourriture, pas de pâturage, pas d'eau pour arroser; alors, mon père réussit à émigrer pour São Tomé et Príncipe. Il partit avec moi, il m'emmena là-bas, en février de 48. On y resta 6 ans, de fait, 5 ans et quelques… On est rentré en Juillet 53 […] On partit avec toute la famille, père, mère, une soeur qui décéda là et moi. […].
  • crise - C'est la dernière grande famine au Cap-Vert, celle que chante Kodé di Dona dans le morceau 'Fomi 47' - la famine de 47.
• pastor - Eleveur de bétail, tous les paysans ne sont pas éleveurs. Les éleveurs se trouvent principalement dans les régions déboisées du littoral de Santiago et sont considérés par les autres paysans comme plus aisés qu'eux, tout en étant membres à part entière des 'camponeses' (paysans) locaux. La zone où est né et réside
Mr. Da Silva est distante de Praia de quelques 15 kilomètres, le long du rivage sud-est de l'île de Santiago
Guy: Comment votre père s'est-il arrangé pour partir?

Mr. Da Silva: Il n'y avait rien d'autre à faire à cette époque ! On était dominés par l'Etat colonial portugais. Le gouvernement ouvrit dans les ports des endroits où l'on pouvait aller s'inscrire […] Celui qui avait un bateau, il l'envoyait en Angola, Mozambique ou São Tomé pour se sauver de la faim. Ce n'était pas une émigration où l'on va pour revenir plus prospère, il s'agissait seulement de s'en aller et se sauver, ne pas mourir, ce n'était que cela! C'était aller, à la merci de l'Etat, embarqués, envoyés. Il y avait des 'patrons' qui faisaient, enfin qui ouvraient leurs bureaux pour faire la certification comme il l'appelait, l'Etat leur donnait une prime. C'était pareil que de vendre une personne. Je ne sais pas si c'était 500 ou combien, mais ces 'saltadores' qui envoyaient des gens à São Tomé et Príncipe, l'Angola, ils avaient une prime pour chaque citoyen qu'ils envoyaient. […]

  • fazi escritura - s'inscrire: Il faut se faire enregistrer. Des privés dans les ports ouvraient donc leurs bureaux pour que les gens puissent aller s'inscrire et être ainsi candidats à l'émigration contre la faim.
• Patrão - patron: Inhabituel dans l'usage du créole, où on désigne plutôt ce type de personnes comme 'proprietário' (propriétaire) ou 'dono' (maître, propriétaire), je pense donc que ce terme de 'patron' que j'ai d'ailleurs retrouvé au Mozambique, est importé de la réalité de São Tomé à laquelle Mr. Da Silva se réfère ici.
• Fazi di conta mas era vendi alguem. (C'était pareil que de vendre une personne) - Parallèle clair avec l'esclavage.
• kes saltadores ki mandaba alguem ( ces saltadores qui envoyaient des gens) - Allusion au rôle d'intermédiaires des lançados (lançados - envoyés, saltadores - ceux qui enjambent, qui sautent) - mouvement de commerce entre le Cap-Vert et le continent africain, et donc à l'esclavage. Ce parallèle établit du point de vue d'un Badiú, donne une vision bien différente, bien moins romantique du personnage qui synthétise la 'caboverdianidade', diffuseur du créole.
G: Et à São Tomé, que faisiez-vous?

Mr. Da Silva: Quand nous arrivions là, c'était aussi le règne des compagnies. Chaque patron de là allait à l'administration et allait recevoir les bateaux chargés de personnes à leur arrivée. Un patron recevait 30 contratadus, un autre 40, 20, 50 … Alors que nous voyagions ensemble à l'aller, il arrivait que nous nous rencontrions seulement au voyage de retour ou parfois les autres retournaient avant nous et nous ne les voyions plus […]. Nous travaillions dans la plantation du patron: travailler le cacao, la plantation de café, de cocotiers, de palmiers, dont on fait l'huile de palme. C'était là le travail.
Mais ce travail n'avait d'intérêt que pour les patrons, durant 30 jours un homme contratadu, gagnait 90 escudos. Un mois! C'est ce qui était inscrit dans le contrat avec lequel mon père est parti, jusqu'à ce qu'il rentre, 45 escudos en main et 45 escudos pour l'épargne […].
Maison, chambre, couverture, lit, nourriture et tout était offert sur place, le solde qui nous restait était de 90 escudos, 45 en main, 45 étaient déposés en épargne, c'est ce qui était proposé […]
C'était une exploitation terrible, un travail, mais dont les bénéfices étaient toujours pour les patrons […]

 

• Ce passage décrit les 'contratadus' traités comme des esclaves, essayez donc de substituer contratadu par esclave. Le patron de São Tomé est patron d'une plantation, Mr. Da Silva fait le parallèle avec les 'patrons' capverdiens qui se chargeaient d'inscrire et d'envoyer les contratadus.
• Caixa: Je traduis 'caixa' - litt.caisse, par épargne. La moitié du salaire était donnée au contratadu après son retour au Cap-Vert, il ne recevait sur place que la moitié de sa paie.
• Pour ne laisser aucun doute sur le type de relations dont on parle, Mr. Da Silva insiste à deux reprises sur le fait que la bonne affaire était pour les patrons, notons, autant de São Tomé que du Cap-Vert. Au cours de la campagne pour les élections législatives de 91, un des leaders politiques vit un membre de sa famille accusé d'avoir envoyé des contratadus et de s'être enrichi au coût du malheur, de la faim de ses concitoyens.

Guy: Avec qui viviez-vous à São Tomé? Des gens de São Tomé ou plutôt des Capverdiens?

Mr. Da Silva: Nous qui sommes partis là, nous étions toujours sur la propriété, notre travail se passait là, et les natifs vivaient là… Il y avait quelques natifs qui travaillaient pour la même compagnie, mais à la fin de la journée de travail, eux, ils rentraient chez eux.

Guy: Oui, bien sûr, ils rentraient

Mr.da Silva: Oui, parce qu'ils étaient libres.

Guy: Mais vous, vous alors, vous n'étiez pas libres?

  • C'est à ce stade de l'entretien que je prends la mesure de l'assimilation de l'expérience du contratadu à celle de l'esclave, une réalité vécue comme telle: la privation de liberté comme prix de la survie, l'exploitation, le colonialisme, la plantation parlent d'esclavage sans prononcer le mot.
Mr.da Silva: Non, nous n'étions pas libres ! Un contratadu n'est pas libre. Nous allions là comme contratadu, comment? Le doigt trempé dans l'encre ou ayant signé pour trois ou quatre ans, nous travaillions là-bas. Là c'est une plantation pareille à une caserne. Nous allions au travail dans la plantation de café, de cacao, ou pour la récolte, ou un quelconque boulot de désherbage, on arrivait tard à la maison; le souper terminé, on pouvait se réunir en cercle pour raconter quelques histoires, quand arrivaient neuf heures du soir, la cloche! Silence, couvre-feu. Voilà, chacun dans sa chambre, oui, nous étions des contratadus.
Et 4 heures du matin, on sonne,.. Debout. […] Cinq heures trente, dehors, au boulot. La vie du contratadu était ainsi partout, à São Tomé, en Angola, au Mozambique.[…].
  • Dedo na tinta - le doigt dans l'encre- guise de signature pour les analphabètes, de nouveau le récit/ poésie de Kodé di Dona complète celui-ci puisqu'il fait allusion à la nécessité de s'inscrire et de se faire enregistrer comme candidat.
Le souvenir que j'ai gardé de cette émigration, c'est la vie elle-même. Rien que la vie. C'était sauver sa vie. Car en 46, 47; j'avais 12 ou 13 ans, notre pays était sans ressources. Ici, il n'y avait rien: pas de nourriture, rien. On allait à Praia, même avec 50 centimes en poche, il n'y avait pas de riz, il n'y avait pas de maïs, il n'y avait pas de sucre, il n'y avait pas de haricots, il n'y avait rien à acheter.
Les gens mouraient de faim.
C'est pour cela que nous sommes allés à São Tomé, en Angola, au Mozambique, pour échapper à la faim. Mais de retour de là, vous n'héritiez de rien; cet argent de l'épargne que l'on recevait en arrivant ici, cela tenait un mois, après quoi on était dans la même situation. Cependant, même comme cela, quand nous sommes revenus, la pluie était tombée. On a réussi à travailler. La même année, on récolta du maïs, des haricots, des patates, voilà on acheta des animaux, nous avions survécu…

                                                               
Histoire
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