Cap-Vert

Fogo. 1991. Papa.

Hommes âgés
Alter-égaux
M'sieur João est vieux, c'est le matin.

Le jour se lève sans gloire, trahi depuis longtemps par des coqs hâtifs. Le soleil chipote les toits et les ornières du quartier comme une lumière sur le bord d'un lit. Telle une lente symphonie, le tintamare s'amplifie, montant, montant. La chaleur essore déjà les corps qui se promènent en somnambules dans les rues. Vers le boulot, vers les bus, vers le marché, vers la plage, vers la maison. Parfois buttant dans les venelles sur des corps tout raides d'alcool qui se sont oubliés sur le chemin de l'amante envolée. Les autres se réveillent laissés seuls sur la plage tout enrobés de sable qui s'imisce dans les replis de la peau. Chaud ou non, les gouttes ruissellent. Les perles courent sur quelques visages. Doucement, doucement. Il fait aigre ce matin. Une macération de musc, de poisson, de manioc, de tabac froid, de canne, les crottes arrosées à l'urine, broutées par des insectes fouineurs.

Sur les versants pentus, parmi les épines d'acacia, derrière les baraques, des croupes alignées sont consciencieusement suspendues, béantes ouvrant leur vanne. C'est le joyeux matin.
Ceux qui sont encore afaissés dans leur lit commencent à suer aussi, à peine avec peine, comme si Notre Seigneur se mettait la ville à frire au petit matin. Les enfants ont commencé à beugler, les chiens, fatigués de la nuit, leur ont cèdé la place, vautrés dans le sable de la rue, dans l'ombre, ils lèchent leurs meurtrissures, leurs galles, leurs lèpres, leurs sexes.

Faux sphinx dans un azur bien sombre, Oedipe cramponné à son vis, M'sieur João est là sous son arbre, toisant. Dans le recoin de sa véranda, assis sur sa banquette de ciment, adossé au mur de pierres crues, fumant d'une main, l'autre appuyée sur sa vieille canne patinée et sale. Couché au milieu de la nuit, il se lève bien avant l'aube. Il entend mal mais aperçoit les sourires malicieux des jeunes qui le saluent, les visages fatigués de ses compères allant clopin clopant, le bonjour des femmes qui ne l'interessent plus et qui le comprimentent comme machinalement du fond de leurs rancoeurs apaisées.

La tête lui fait un peu mal. A-t-il toujours été vieux, a-t-il toujours été assis au bord d'une route en pavés défoncés, à l'ombre d'un arbre et étayé par des pierres et une trique de bois?
Il rote distraitement sans même entrouvir les lèvres, ses narines s'emplissent d'une odeur de canne à sucre fermentée et mordante comme un acide.

Ce matin, il a mal au coeur. Mal au coeur comme tous les matins quand passent les noiraudes couronnées d'un bidon d'eau, de retour du fontainier. Comme tous les matins il les attend presque patiemment. Il les attend puis les regarde sans sourire. Leur tête fixe, la colonne ondoyante comme une lame, contrastant avec le rythme et le mouvement saccadé de leurs fesses, leurs beaux yeux de vache agités de droite à gauche. Elles sont toutes éclaboussées d'eau versant des vieux bidons d'huile reconvertis, remplis trop remplis. Leur vieille chemise sont mouillées et collent à la peau par endroit. Leurs yeux brillent. Elles sourient. Il a mal au coeur, elles sourient.

Peut pas s'empêcher de penser au coussin sur lequel elles ont dormi. A l'amant qui se glisse dans leur lit à minuit pour s'éclipser à 5 heures. Il a mal au coeur d'être un homme vieux, de ne plus pouvoir, ne plus devoir escalader les murs et négocier le silence des chiens à coups de cailloux entre les deux yeux, la nervosité des chèvres à force de caresses.

Les petites, les dames, les femmes, les amantes, les «comadres», les salopes, les coquines, les animales, les bêtes, les princesses qui l'exploitent comme un monsieur libelule. Ha, ha João! Tu peux les enfiler debout, droit comme un "i", chevalé sous les fesses par ta vieille canne, ta vieille trique; quand elles s'en vont, les billets tout contre leur sein, elles se demandent quand même si c'est elle, ton éternelle comparse de boiteux, qui te rentre dans le fondement et maintient ta vieille biroute qui n'est plus qu'un gant par où tu fais pipi. Elles disent: "M'sieu João, sa canne infernale, ses sous et son gant à un doigt!" Enfin, la vie va et ne revient, c'est parce qu'elle va qu'il est bon de la croquer. M'sieur João est heureux des histoires qu'il raconte. Il aime ses veillées. Il aime son passé, mais le matin, il a la poitrine qui se ferme. Dans la température montante du matin encore si près de l'intimité et le mystère de la nuit douce, son coeur est malade.

                                                               
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