Dans le jeu de carte comme dans d'autres activités de jeu (Cap-Vert - Enfants), les garçons jouent entre eux (Angola- Enfants), ce n'est qu'à l'adolescence que l'on retrouve des jeunes hommes et des jeunes filles jouant aux cartes ensemble. A l'âge adulte, les hommes jouent entre eux dans les lieux publics, aux terrasses de bar, dans les bars. C'est dans les cours des maisons, sur le pas de la porte que l'on aperçoit des hommes et des femmes jouant calmement aux cartes.

Pourtant le jeu de cartes m'a toujours étonné au Cap-Vert par la violence qui s'y performe. Je pense principalement au jeu de cartes comme à une performance de masculinités qui se déploient à travers le jeu, le jeu fournit une trame d'expression.


Cap-Vert

Jeu de carte. Praia. 2002

Enfants
Alter-égaux

Jeu de cartes. Chez Blue

Blue règne dans son bar comme un sultan dans son harem.
Je suis monté à l'étage, chez Feliz. Je suis entré sans frapper. Les escaliers sont obscurs. Je pose presque langoureusement ma main sur la rampe grasse en ciment et m'avance précautionneusement jusqu'au palier, je ne me rappelle jamais quelle marche me fait chuter.
Quoi de plus gênant de s'annoncer devant une porte qui n'offre aucune résistance physique au corps ? Assez, cependant, pour que votre voix se perde avant d'arriver aux oreilles de vos hôtes. J'ai maintes fois songer au soulagement que ce serait de passer mon poing fermement au travers de ce lambris de tripot de port, mais bon, je suis entré sans frapper. Les filles sont devant la télévision, Dakara, Olga et Joana. Dehors dans la petite cour, Fogo, Café, Fruta et Feliz sont là et Dakar est couché sur le matelas, Noir dans le noir, le bras plié sur les yeux, torse nu, il rit. Il fait lourd, lourd, je ne parviens pas à me rafraîchir de cette eau épaisse que me donne Dakara. Dessous, chez Blue, dans le bar, on joue aux cartes, Bulumba de Belém contre Sevinho. Le singe du tenancier dans la cour renifle et éternue en se serrant le sexe.

Bulumba de Belém, en short de toile de lin, transpire accroché à son tabouret. Il frappe le roi de diamant sur la caisse "Han !". Il marmonne dans sa moustache, s'essuie le front. Un joueur de cartes met sa vie en scène à la façon dont on la joue. Il faut songer au bridge des Anglais, pour écouter Bulumba le fanfaron, l'ode au mâle fort. Il a belle mine, Bulumba, face à son adversaire Sevinho, Sevinho petit, teigneux et sec.

Bulumba ! Han ! Bulumba.

- Foi de moi, Bulumba ! Han ! Tu penses donc, petit Sevinho, que manger une dame te fera quelque bien, vampire! Han ! Tu veux même mes sept ? Tu veux avoir une indigestion ?
- Le porc qui va mourir crie fort. Vous croyez, Bulumba, que je vais parler de votre mère?
- Ose seulement ! C'est avec mes dents alors que tu devras me manger, méchant !
- 3-2
- Compte.
- Pas besoin de compter, trois as, deux sept, plus le menu fretin.
- Aïïae ! J'ai oublié l'as de pique.
- Le boeuf est gros et fort et se targue de son embonpoint, mais il ne lui sert qu'à être mangé plus vite.

Ça rejoue, distribue les cartes qui réagissent de leur moiteur et de leur épaisseur veloutée. Elles s'étalent sur la caisse comme des claques et han ! On jette, on tape, pousse de côté. Mélanger. Couper. Tourner. Blue observe.

- Bulumba, tu ne gagneras pas aujourd'hui, aujourd'hui le hareng mange le requin de Belém. Mon papa ne veut pas que je me laisse croquer tout seul dans la brousse par de grandes bêtes.
- Tais-toi ou je t'avale la langue. Han !
- Tu penses que je ne suis pas le premier fils de mon père ?
- Celui que sa femme assommait quand il rentrait après le coucher du soleil ? Ah Sevinho, je n'aime pas parler de ton père !
- Tu pensais que je ne savais pas jouer du nerf de boeuf, Bulumba ?
- Aïe, aïe, l'as s'en va.
- Bulumba, tu vas pleurer chez ta mère, ce soir. Le petit est rusé, il ne pleure pas devant les femmes. Bulumba n'a encore jamais pleuré et... Han ! Hii ! Aujourd'hui, il sanglote devant sa femme.
- 5-2. On continue ?
- Tu crois peut-être que je ne sais pas courir longtemps, petite souris ?
De derrière :
- 200 sur 6-2.
- 300 sur 5-3 ! Bulumba n'a pas peur.
- Il n'y a pas que la peur qui fait perdre de l'argent !
- Paie un grogue à tout le monde pour apprendre à ne pas regretter de dire des bêtises.
- Blue, une tournée!

Plus le jeu avance, plus Sevinho se durcit et Bulumba parle, lui, de moins en moins. Sevinho profite de ce vide et n'arrête pas de marmonner de plus en plus bas ; ses mots, inlassables, se font pointus. Voilà qu'il trifouille les passés, les présents, les humeurs désagréables, petite vipère. Ce laïus continu commence à émousser les nerfs du bœuf, Bulumba de Belém, sa tête s'en trouve toute chaude, précipitant les bévues et s'encombrant les méninges de gros cailloux de rage.
- 7-3. Tu en veux encore pied de baobab ?
Bulumba répond :
- Oh Monsieur Sevinho, la chance te sort des narines. C'est moi qui t'aurais mis les cornes sur la tête ? Seulement si j'étais soûl ! Alors, c'est qui ? C'est qui ?
- Les femmes, pour moi, c'est comme les cartes, je n'en joue que lorsque je suis sûr de gagner, moi !
- Impertinent, tu t'aventures, mais quand il te faudra retirer tous ces mots, la note sera longue, monsieur le fanfaron.
- Fanfaron en fanfare ! Je te souffle de la trompette quelque part ?
Ton ventre se gonfle encore ? Oui ! Regardez, je suis Sevinho, le fanfaron de Bulumba.
- C'est un petit comme toi qui pleure son père qui se décompose ici.
Bulumba s'envoie un coup de poing dans l'abdomen qui résonne un peu et claque dans le lard.
- Depuis que je lui apprends à se taire, M'sieur Bulumba de Belém grossit. Cela doit être la honte que ses parents ont de lui qui l'emplit.
- Laisse ma mère à son repos éternel.
- Repos ou finado qui pleure pour son fils qui l'a volée ? M'sieur Bulumba, vous ne saviez pas qui j'étais ? Il fallait le demander à vos amis. Ils vous auraient avisé : Sevinho fait enfler les boeufs de Belém pour mieux les occire.
- C'est cela que tu veux ? Me priver de cachupa et envoyer ma mère sur la terre pour hanter tes femmes ? Moi aussi, je mange ma cachupa, je veux aussi mon maïs pilé pour mettre sur le feu. Han ! Han ! Comme ça !
Bulumba se réveille, mais les cartes ont oublié ses grosses mains qui sentent mauvais, elles veulent s'en aller ; plus grosses, plus vite.
- 8-4. Tu vas avoir faim demain, Bulumba, et tous ceux qui te prennent pour un bon père de famille aussi. Tu perds tes larmes et ta famille. Es-tu sûr que ta femme est exemplaire ?

Histoire
fiction