Les ânes sont extraordinaires, solides, agiles, forts, résistants. Utilisés pour porter des charges, ils perdent du terrain avec le développement de l'offre de transport privé toujours en croissance, la multiplication des adductions d'eau dans les villages. Les ânes sont entrés dans mon imaginaire une nuit, dans la ville de Praia. Ma rencontre avec eux dans un quartier résidentiel périphérique me fit éprouver la ville de Praia, l'espace et l'historicité de Praia différemment


Cap-Vert

Les ânes et les enfants. 1989

Enfants
Alter-égaux
Anes et espace de Praia.

Quand je rentre, la nuit est déjà un peu vautrée et confortablement lovée dans les fausses issues de la ville. Elle s'est étendue, répandue comme une énorme tache d'encre, énorme tapis d'obscur. Le territoire de la ville ressemble à une maison à niveaux variables, le rez c'est la mer, et puis au fur et à mesure que l'on s'en éloigne, on monte les marches. Ce n'est pas un escalier allant droit au mont qui surplombe, non! C'est un terrain de jeu pour un géant et ses bébés, une série d'îlots de hauteurs différentes, séparés par des vaux creusés par les pluies qui dévalent du dessus vers le rez-de-chaussée. (Cap-Vert- Espaces).

La nuit a pris ses aises, elle siège sur la ville, entre le silence du sommeil et les braillements des errants. Ils naviguent culbutant, toujours un peu trop soûls, perdus dans leur errance, empêtrés dans leurs circonvulsions cérébrales qui craquent, palpitent comme des tentes dans la tempête.

Ils surgissent, s'emmêlant les pattes, le soufle court. Au moins, ils ne refont pas le monde d'une misère, non! Dignement, immergés, ils gueulent et balbutient, radotent et vomissent, font rire ou sourire, font leur monde, miment et détruisent, embrassent et coupent. Couteau et guerre, copines, femmes, noires et suantes, Badiú, Fogo et Boston, Lisboa et navires, enfants et grogue, coup de poing et la pluie, rouge, cheval et trous, putains et mères, politique et guerre, curé, belle et grande, comiques, argent et farceurs, "Ma femme est exemplaire, j'ai des amis pour faire la fête et des amies pour me consoler".

La nuit est familiale. Des rais de lumière et de sons électroniques fusent des persiennes. Des portes ouvertes dans l'embrasure desquelles siègent de hauts comptoirs de contreplaqué d'où ne dépassent que les bustes des tenanciers. Quelques hommes toujours, qui parlent fort, écoutent la radio, "les ondes de la nuit", tapent la carte en giflant le tabouret qui les sépare.

Contre les murs, aux détours, apparaissent furtivement des jeunes gens en conciliabule, en négociation ou alors bâtissant des chimères fantasques, des ôdes coquines qui font glousser les filles qui parlent de leur ventre et de leurs papas, mamans et frères. Parfois ils sont serrés tellement fort, sans rien dire, la jupe retroussée sur le nombril et le pantalon sur les chevilles que je pense avoir trop bu ou être passé trop lentement.

Dans le fond d'une cour assis sur des sacs remplis de sable noir, on parle de Dieu et des étoiles. Elles sont toutes plus grandes que le soleil. Et qui donc, les a créées. L'homme descend du singe et personne n'y croit, parce que c'est un être qui se sentait seul et qui a en a créés d'autres à son image. Et si l'Afrique était le berceau originel de toutes les races? Les races n'existent pas. Tant que Dieu existe, car il existe, tant pis pour les étoiles. Je suis Dieu, une parcelle de Dieu, infiniment perdu dans l'univers qui s'étend dans des limites inconnues, mais poussière de Dieu dans ma conscience et dans ma reconnaissance de l'infini. Dans le ciel le bouclier pointu indique le Sud et court après la lune, pour la faire éclater.


A mesure que je me rapproche de la maison, un pied devant l'autre, barbouillé et en sueur, les étapes de lumières se succèdent comme les paysages dans un train de nuit enfumé et bondé. Marche vers l'absence. Après la lueur néon des gares, un court passage dans le noir, courte montée après la boulangerie, 100 mètres, 200? Plongeon dans un lumière cuivrée, monde moderne sous un autre soleil. Plus d'hommes soûls. Les pilônes de béton disparus laissent la place au métal.

Alors c'est là, toujours là que ça commence. Les ânes. Les ânes sont des animaux amoureux de la nuit. Ils sont là. Ils courent dans les parterres poussièreux, en couple. Ils se détendent tétanisés, ruant et renaclant, s'ébrouant. Ils se mordent l'échine et se montent l'un l'autre, indifféremment. Ils se râclent les flancs contre les enceintes, contre les arbustes des dormeurs, hantant cet autre monde. Ils arrêtent leurs courses trop folle dans un grand bruit de chaînes, volant contre les barrières métalliques qui gardent les entrées endormies. Puis disparaissent plus loin. Ils se prennent pour des centaures, pissant généreusement sur des pieds de papayers, pattes écartées, la queue relevée, ricanant de leurs grandes dents. Quelques fois, ils organisent des banquets, en bandes de dix, ou quinze, ils vous ignorent et broutent négligemment les brins d'herbe qui pointent entre les pavés.

Je monte comme un fantôme, ignoré, étrange étranger, la tête embrumée. Je monte, maintenant doucement parmi ces débris de villas petit-bourgeois, tout-en-béton, inachevées.

Les yeux plissés de malice, les ânes déboulent à travers tout, presqu'en silence, boudant les routes et les chemins chaotiques de pierres. Ils reprennent possession de leur plateau, ils paraissent désorientés, mais ce sont de vrais conquérants. Les chiens fuient (Cap-Vert- Espaces), la queue entre les pattes, la panse rasant le sol, craignant de se faire écrabouiller.

La nuit les ânes errent comme des zombies dans un opéra vide où ils jouent leurs symphonies de liberté.

Histoire
fiction